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mercredi 1 février 2017

Accordéon magique

Cette fois, Skountsev m'a offert de venir prendre un cours particulier, à l'Arbat dans son local magnifique. Je suis arrivée avec mes gousli, mais il y avait du monde, un spécialiste des guitares et instruments à cordes, un visiteur et un réparateur d'accordéons russes, garmochkas et baïans. Ce dernier apportait une merveille, de surcroît étincelante de verroteries que je regardais scintiller avec bonheur, une joie pour un coeur d'enfant. "Il joue tout seul, me dit Skountsev, on n'a rien à faire!" Et il s'est mis à jouer. Je pense que même avec un pareil instrument, je jouerais beaucoup moins bien.
Puis nous avons pris le thé. J'ai raconté que j'avais toujours adoré la musique, mais que plus personne n'en faisait en France, à part dans les conservatoires, ou les gamins qui rêvaient d'une carrière dans le showbiz, et que maman m'avait envoyée à une vieille fille qui me cassait les pieds avec le solfège et des ritournelles débiles. Ce n'est pas ainsi qu'on apprend la musique dans le peuple ou chez les folkloristes, on l'apprend en jouant et chantant, même si Skountsev a plus tard reçu une formation classique. Il nous a parlé du neveu de Tarkovski, qui s'est installé en Sibérie profonde, après être venu étudier la faune et la flore, il est resté sur place, subjugué par la nature locale. Skountsev est allé le voir. Là vivent des vieux croyants. Ils ont plein d'enfants qui, au fur et à mesure qu'ils grandissent, apprennent à remplir toutes les tâches de la communauté, et chacun a son rôle, chacun fait son travail, chacun est impliqué et nécessaire, personne ne s'ennuie ni ne rêve des podiums ou des sunlights. Ils connaissent tous les chants liturgiques, ils grandissent avec, et avec le slavon d'église. "Ce qui vous tue, en occident, me dit-il, c'est que vous n'avez plus le sens de la communauté." J'en suis bien persuadée. Pour moi, la vie et l'éducation normales, c'est celle de la communauté de vieux croyants qu'il nous a décrite. Les enfants s'élèvent en s'intégrant dans tout ce que fait la famille, y compris ce qu'on fait de beau avec ses mains, et en apprend naturellement les chants, les rites et les usages. Leur éducation n'est pas déléguée à l'état, pendant que les parents vont bosser du matin au soir pour un patron international afin de pouvoir s'acheter des merdes au supermarché du coin.
Ensuite nous avons travaillé les gousli. Il ne perd jamais son calme, il me montre autant de fois qu'il le faut, et des portes s'ouvrent, des éléments s'ajoutent. C'est comme cela qu'on devait apprendre à jouer, autrefois, quand on était un petit enfant des campagnes russes.


lundi 30 janvier 2017

La ville sur les nuages


L'église des 40 martyrs de Sébaste

Soleil magnifique, en février, il fait froid mais la lumière revient. J'ai décidé d'aller me promener avec le petit chien. Ce soleil était non seulement resplendissant, mais il chauffait un peu. J'ai marché jusqu'au lac, puis sur le lac, c'était la première fois de ma vie que cela m'arrivait. J'ai ressenti tout à coup un profond sentiment d'étrangeté. Cette blancheur, cette lumière, ces miroitements, ce soleil dévorant dans l'azur, et rien de vert alentour, peu de reliefs, c'était comme si j'avais avancé dans une contrée magique construite en plein ciel, sur les nuages, dans lesquels mes pas enfonçaient en crissant. Un léger vent glacial me suivait, mystérieux, subtil et bourdonnant, comme un essaim de séraphins invisibles.Je me dirigeais vers l'église des quarante martyrs de Sébaste, posée à l'embouchure de la rivière Troubej. Je la voyais à contre jour, éclaboussée de rayons. Quand j'ai abordé la rivière, je suis tombée sur les croix de glace de la Théophanie et la découpe qui avait permis de bénir les eaux. Je voyais au loin les coupoles dorées, liquides, chatoyantes du monastère saint Nicolas. Il coiffe la ville comme un diadème. Une autre église me faisait signe, ses croix brûlant dans le ciel d'un feu calme, comme de grosses étoiles. Les buttes enneigées des anciens remparts prenaient une couleur rose qui ne me paraissait pas de ce monde.
J'ai marché ainsi très longtemps, sur la rivière, et je suis arrivée au café français. J'ai discuté avec Gilles, le patron, de mes problèmes de visas et de permis de séjour. Il m'a donné des conseils utiles.

Les coupoles du monastère saint Nicolas









vendredi 27 janvier 2017

Mixtures

Ca y est, j'ai acheté mon studio à Moscou.
Kostia est venu me chercher, il a lu une prière dans la voiture pour que nous arrivions à bon port. C'est son copain Sacha qui a trouvé le studio. Sacha s'occupe de convoyer l'aide humanitaire au Donbass et de secourir les chats de son quartier, c'est un ancien militaire, reconverti dans l'immobilier. Apprenant mes activités pro Donbass, il m'a proposé de me faire signe lorsqu'il y aurait des manifestations consacrées à la Novorussie.
L'autre agent immobilier, celui des vendeurs, était aussi un ancien militaire, avec beaucoup d'autorité.
Nous avons signé des tas de papiers et attendu des heures. Je payais en liquide, je suis arrivée avec un sac bourré de liasses de billets, que je suis allée solennellement déposer au coffre de la banque. L'ancien militaire ne croit plus qu'en l'échange de liquidités, après avoir été empêché des mois par une banque de récupérer l'argent qui lui appartenait.
La température ayant remonté jusqu'à - 2, je crevais partout de chaud, ce qui favorise certainement mes problèmes ORL permanents.
Sur le chemin du retour, Kostia m'a emmenée au supermarché Globus, un énorme temple de la consommation où j'ai vite pris le tournis et fait quelques dépenses plus ou moins utiles.
Puis la dame qui m'avait gardé mes chats, Margarita, est venue soigner Georgette et Chocha, qui présentent une curieuse lésion sous le menton, une petite tache chauve, avec une sorte de bouton. Elle avait un remède infaillible: elle fabrique un cône avec du papier journal ou n'importe quel papier, elle le place sur une assiette, elle l'enflamme, puis elle prend le résidu gluant et marron qui reste après la combustion et en enduit l'endroit malade. Il paraît que c'est radical.
Elle m'a parlé d'un autre remède, avec de la cire d'abeilles, du miel et un jaune d’œuf cuit pour toutes sortes de problèmes.
Contre les allergies, elle me recommande le résidu de papier brûlé dans un peu de sucre, à jeun.
Le saint évêque et grand chirurgien Luc de Crimée avait remarqué qu'une de ses infirmières appliquait aux plaies infectées un remède de ce genre, et que cela marchait très bien, il l'avait donc inclus dans ses pratiques de soins, au grand dam de la médecine soviétique officielle de l'époque.


bonhomme en cage

jeudi 26 janvier 2017

Le bureau des passeports

Calendrier 2017: une année avec le président de
Russie!
Ce matin, je me suis levée avec un "refroidissement": la tête comme un seau, le sinus en feu. Au dehors, beau soleil, neige scintillante, - 23°. Et il me fallait d'urgence aller enregistrer mon visa puis faire diverses démarches locales en vue d'acheter un studio à Moscou pour avoir un pied-à-terre, un revenu occasionnel et ne pas dépenser ce qu'il me reste.
L'enregistrement devait être fait avec la mère de Kostia, au nom de laquelle l'invitation avait été faite. Nous étions allés la veille au "bureau des passeports" qui nous avait donné une enquête à remplir, et c'est tout. Aujourd'hui, la jeune fille de l'accueil nous déballe à toute vitesse en marmonnant que nous devons fournir aussi la photocopie de toutes les pages du passeport, de la carte d'immigration, du titre de propriété de l’appartement de la maman de Kostia. Nous voilà partis pour le faire, puis revenus. Et là, on nous dit de remplir une enquête en deux exemplaires sans la moindre rature, un côté pour Nina Grigorievna, la maman, un côté pour moi. L'employée va vérifier notre brouillon, et nous demande de le refaire, selon ses instructions, à chaque fois, nous faisons une bourde au dernier moment, ou bien le stylo dérape un peu, et la lettre est mal formée, ou bien, trouvant un détail peu visible, nous l'avons repassé, et ça ne fait pas l'affaire. Enfin nous y arrivons, et l'on nous envoie au guichet numéro 3. Là nous tombons sur un véritable sergent major: "Qui invite? qui? Nina Grigorievna? Alors je n'ai pas besoin de vous!"
Je m'éloigne un peu et au bout de quelques minutes, je me fais héler: "Où êtes-vous passée, l'invitée, votre passeport!" J'arrive avec le passeport, la traduction officielle, la carte d'immigration, les photocopies, et nous nous faisons morigéner parce que nous n'avons pas classé ni agrafé les photocopies. Puis elle découvre une petite faute d'orthographe dans le patronyme de Nina Grigorievna. Et aussi qu'elle a mis son téléphone fixe et il faut le portable, nous devons aller refaire notre copie: "Et sans l'indicatif, le portable, surtout!"
D'après son fils, Nina Grigorievna s'était étonnée de mon sentiment de panique devant l'administration, mais la voilà qui démissionne complètement, et c'est moi qui prend le rôle de copiste. "Oh comme vous écrivez facilement", me dit-elle, normal pour une institutrice et un écrivain, mais c'est diablement difficile de ne faire aucune rature, ni aucun dépassement dans la forme des lettres. Il faut une sacrée concentration, surtout avec une sinusite géante. Nous accumulons les feuilles ratées. Nina Grigorievna, compatissante, s'attelle à la tâche, mais elle semble plus perdue que moi, je reprends le stylo. Arrive Kostia, qui nous prend un peu pour deux vieilles incapables, mais me dit que lui-même, pour enregistrer son appartement, a fait des heures de copies successives qui me rappellent les cent lignes de mon enfance. Enfin tout est prêt, et nous remettons le résultat péniblement obtenu à la jeune fille de l'accueil qui disparaît avec car quelque chose ne lui plaît pas. Elle revient en nous déclarant que nous devons faire figurer l'indicatif devant le numéro de portable! Kostia le rajoute: "Ca ne va pas passer, lui dis-je, il ne faut pas raturer, c'est rédhibitoire..." Il me répond qu'il a fait cela discrètement. Nous avons perdu notre place dans la queue et nous attendons encore bien vingt minutes. Enfin nous arrivons au guichet numéro 7 où nous attend un ange de douceur qui nous règle la question sans problèmes.
Pour me consoler, Kostia m'offre un calendrier: "Toute l'année avec le Président de Russie!" Chaque mois nous présente une photo de Poutine dans diverses situations. C'est pour remplacer le portrait qu'il m'avait promis.
Je lui dis, dans la voiture: "C'est curieux, cette nuit, j'ai entendu deux fois un grand bruit, comme si quelqu'un avait sauté sur le toit. J'ai pensé à la chute d'un bloc de glace, mais je ne vois pas de traces. Ou alors peut-être un animal, un chat?"
Kostia prend un air pensif: "Vous n'avez pas pensé à faire bénir votre maison?
- Si, naturellement, j'attends seulement qu'elle soit plus aménagée, vous ne pensez quand même pas à des manifestations paranormales?"
Mais si, manifestement, il y pense!

Kostia dans sa voiture

Kostia et le père Andreï qui aidait l'électricien chez moi

mardi 24 janvier 2017

Arrêtez-vous sur vos chemins

Avant de partir de France, j'ai voulu retourner à Solan, et, dans la foulée de ma conversation avec mère Hypandia sur les profondeurs de l'âme humaine, j'ai acheté le livre du père Gleb Kaleda "Arrêtez-vous sur vos chemins", aux éditions des Syrtes. La soeur Ambrosia, qui s'occupait de la librairie, avait l'air dubitatif, mais si chère soeur Ambrosia, lisez ce livre! Il vient tout à fait en complément de ce que nous avons échangé, quand vous m'avez dit que celui qui s'élève dans la lumière voit les abîmes ténébreux avec d'autant plus de netteté.
Le père Gleb Kaléda témoigne de ce qu'il a vu dans les prisons des années 90, en Russie, avec tout son amour, et sa profonde compréhension. On ne peut que plaindre les condamnés dont il nous parle, égarés dans leur immense détresse, et saisir qu'en effet, nous sommes tous solidaires dans le péché, dans la chute comme dans la rédemption. La lumière et les ténèbres ne cessent de circuler de l'un à l'autre, et tant que la circulation se fait, les ténèbres ne sont pas irrémédiables, en revanche, si l'individu s'endurcit, s'enkyste au sein de ce courant permanent, ce qu'il enferme en lui-même, ce n'est ni la clarté ni l'air pur. Beaucoup de détenus et de condamnés à mort, car cette peine était encore appliquée dans les années 90 en Russie, ont vu dans le père Gleb Kaleda, un phare qui éclairait leur nuit. Le père Gleb dit qu'on condamne un homme et qu'on en en exécute un autre, que ces condamnés auxquels il a eu affaire n'avaient plus rien de commun avec cette partie d'eux-mêmes qui avait commis le crime.
Le livre à peine refermé, alors que j'étais encore pleine de compassion, j'ai vu sur Facebook les tronches ricanantes et atroces de trois migrants qui s'étaient filmés en train de violer une Suédoise, et si je m'étais trouvée avec une mitraillette en face d'eux, j'en aurais fait de la chair à pâtée...
Le père Gleb lui-même estime que certains détenus sont si endurcis qu'il y a bien peu de chance de les voir se repentir. Curieusement, ce ne sont manifestement pas ceux qui attendent leur exécution dans le couloir de la mort, mais de vieux truands installés dans le monde carcéral où ils règnent paisiblement.
Encore plus curieusement, ce qui m'a procuré le pire sentiment de dégoût, c'est ce passage où le saint homme évoque les journalistes venus flairer le malheur et la honte pour les exploiter à leurs fins:

Dans les prisons, il y a aussi de plus en plus de journalistes et de cinéastes étrangers et russes: ils font la course à qui filmera un événement jamais encore vu en prison, le premier qui montrera au cinéma ou à la télévision un condamné à mort ou une exécution. Les reporters français et allemands s'agitent. A ma question directe à un Français: "Faites-vous des reportages sur les exécutions dans d'autres pays, par exemple en Amérique?" il me fit une réponse qui me frappa et m'indigna: "Non, rien qu'en Russie!", et à son intonation, on pouvait comprendre: "Allons donc, que dites-vous là! Rien qu'en Russie, évidemment."
A ce correspondant du journal français le Monde, j'ai dit: "Je n'ai pas besoin d'honoraires, mais si vous pouviez donner pour l'église en prison..." J'ai reçu deux billets de banque, et quand nous nous sommes séparés, je les ai regardés: c'étaient deux billets de 100 roubles, c'est-à-dire moins d'un demi dollar. Le lendemain, ce combattant pour les droits de l'homme et la liberté dans l'ancienne Union soviétique reprenait l'avion pour Paris, et à Paris, il n'avait pas besoin de roubles.

Retour à Pereslavl

Ayant enfin reçu mon visa (de trois mois déjà entamés) me voici de retour à Pereslavl. Réchauffement au dehors, la neige fond, on annonce cependant - 23 ° pour demain. Mes chattes se sont manifestement réjouies, Georgette, complètement euphorique, m'attrapait les mains avec ses pattes et sautait partout. Rom, en revanche, ne vient pas, il est dans le périmètre, mais le chat noir qui cherche à s'introduire le chasse, j'espère que ma présence va lui donner du courage. Ce chat noir à l'oreille coupée me fait beaucoup de peine, mais Rom aussi, et en plus, depuis que je suis assiégée par les chats locaux, mes trois emmerdeurs qui avaient fini par s'entendre recommencent à faire des concours de pisses. Le chat noir a pissé partout où il le pouvait, au point que la dame qui gardait la maison a limité son domaine à la cave. J'ai beaucoup aimé les chats, mais je commence à ne plus les supporter. Leur odeur non plus.
Il fait dans la maison une chaleur atroce. J'ai essayé de baisser le chauffage, cela n'a pas l'air très efficace.
Mon cher plombier n'a pas branché la machine à laver, des tas de détails restent en souffrance, je n'étais pas là, tout s'est arrêté.
La dame qui a gardé ma maison, et sa petite-fille, m'ont bien plu et je leur suis très reconnaissante, elles aussi, car elles ont une situation compliquée. Le fils de la dame, en raison d'une surdité non décelée, est assez inadapté, avec des problèmes psychologiques, il n’accepte pas sa petite-fille, et elles doivent vivre où elles peuvent, actuellement dans la maison d'un couple d'artistes peintres décédés. La dame m'a raconté que son fils avait eu une période errante, il partait en stop droit devant lui, et, pendant les années 90, s'est retrouvé deux fois esclave. Une fois chez des tziganes, une fois chez un type du Caucase qui l'obligeait à garder ses troupeaux. Dans les deux cas, on vole le passeport du vagabond et le tour est joué. Sans passeport intérieur, on ne peut même pas prendre le train ou l'autobus longue distance.
A Moscou, j'ai dormi chez Xioucha, c'est-à-dire très peu dormi, car comme bien souvent, un copain est venu, et la discussion s'est prolongée tard. Elle m'avait dit qu'il avait un charme magnétique, c'était bien le cas, un jeune homme très beau, profond et intelligent avec quelque chose de mystérieux. Nous avons parlé d'Ivan le Terrible: "Un tsar normal, me dit le jeune homme, Zakhar, pas pire que le roi Henry VIII, pas pire que Pierre le Grand. Il avait une conception mystique de sa position, et se sentait le devoir de faire de la Russie la troisième Rome par n'importe quel moyen, à tout prix.";
D'après lui, les horreurs de la répression à Novgorod sont attestées par des chroniques de l'époque.
Zakhar et Xioucha sont ensuite partis, à deux heures du matin, explorer une maison désaffectée et contempler la ville du haut d'un balcon, puis faire de la balançoire dans un jardin public. Je les ai vus revenir à sept heures du matin, hilares, au moment où je me faisais du thé après une nuit trop courte.

Xioucha...



mardi 17 janvier 2017

Le tsar Ivan habillé pour l'hiver...



Voici que paraissent coup sur coup dans notre presse deux articles sur Ivan le Terrible, au moment où il devient une pomme de discorde entre libéraux et néostaliniens en Russie, ce que je désapprouve dans un sens comme dans l’autre, qu’on calomnie ou qu’on cherche à canoniser ce personnage. Ce que je sais de lui est sans doute hétéroclite, et je ne suis pas historienne, mais comme il me fascine depuis mon adolescence, je commence quand même à en savoir pas mal, et je commence aussi à connaître la Russie.
Il me paraît étrange que l’on se mette à en parler chez nous, tout d’un coup, et de la façon la plus sommaire et la plus inexacte. J’ai d’abord envoyé un commentaire rectificatif à cet article du Figaro, il n’a pas été publié. Pourquoi ne pas publier, en réponse à un article « historique », une réfutation de faits énoncés dans un certain état d’esprit ? Pourquoi était-il important pour le Figaro qu’on ne démonte pas son tissu de clichés ?
Cat article s’applique à présenter le tsar comme un tyran hagard et sadique point barre. En racontant des atrocités fantasmagoriques d’une manière d’ailleurs inexacte, même au regard des biographies les plus négatives que j’ai pu lire à son sujet. J’ai souligné que le personnage était beaucoup plus complexe, le contexte également, et que les seuls témoignages que nous ayons sont ceux du prince Kourbski, qui l’avait trahi et conduisait contre son propre pays des troupes polonaises, ou deux opritchniks allemands qui, après s’en être donné à cœur joie dans sa police politique, sont repartis chez eux l’arranger à leur sauce. Plus, évidemment, les vies des saints de l’époque, notamment celle du saint métropolite martyr Philippe, qui s’était opposé aux cruautés de la répression, et celle de saint Corneille.
Le tsar n’était vraiment pas un tendre mais il est très sommaire, et disons complètement con, de parler de vengeance pour le meurtre politique de son cousin Vladimir Staritski, auquel il a mis très longtemps à se décider, car il était de sang royal d’une part, et d’autre part, ils se connaissaient depuis l’enfance, il l’avait aimé. De même, il ne s’est pas « vengé » des boïars qui n’avaient pas juré fidélité à son fils en bas âge quand il était mourant, il avait fait alors réellement preuve de clémence, mais cet épisode avait grandement contribué à aggraver la profonde méfiance que lui inspirait sa noblesse, et la mort de sa femme, une décennie plus tard, a certainement déclenché le phénomène de l’Opritchnina, car il la pensait empoisonnée, ce qui s’est révélé exact, et il se trouvait privé de la seule personne qui tempérait sa violence et sa suspicion et lui apportait un réconfort affectif et un équilibre.
Enfin les raisons qu’il avait de se méfier de sa noblesse étaient bien réelles, et très anciennes. Les féodaux russes n’hésitaient souvent pas à s’allier aux Tatars ou au Polonais. La ville de Novgorod cassait déjà les pieds à son grand-père Ivan III et s’était soulevée contre sa mère régente quand lui-même était tout enfant. Il était, et son pays avec lui, sous la menace permanente de l’expansion polonaise et des entreprises uniates à l’ouest, et des incursions des tatars musulmans à l’est.
Il faut également le replacer dans le contexte de l’époque. En effet, le tsar a fait entre 4000 et 8000 victimes, principalement dans la noblesse, mais il y avait naturellement des dégâts collatéraux parmi les serviteurs et villageois de celle-ci, d’autant plus que l’Opritchnina constituée de tout et n’importe quoi s’en donnait à cœur joie. N’empêche : les dyptiques que le tsar adressait aux monastères pour faire prier pour ses victimes comptent 4000 noms. Henry VIII a fait beaucoup plus de victimes, et parmi le petit peuple. Il décapitait ses femmes, Ivan le Terrible les mettait au couvent, il ne livrait pas au bourreau celles qui avaient partagé son lit avec au moins les dehors de la légitimité. J’ai vu que la chasse aux sorcières, principalement dans les pays protestants, avait fait, entre 1560 et 1660, estimation basse, de 50 000 à 100 000 victimes en Europe. Je ne parle pas des répressions contre les catholiques en Angleterre, ni des guerres de religion un peu partout qui, pour les atrocités fantasmagoriques, n’ont rien à envier à Ivan le Terrible.
D’autre part Pierre I°, dit le Grand, n’a pas été moins terrible qu’Ivan le Redoutable, mais ses atrocités se commettaient au nom d’une occidentalisation forcée de la Russie et de sa livraison à toutes sortes de bandits étrangers dont il s’était entiché. Aussi mérite-t-il le qualificatif de «grand », et ses statues à Pétersbourg ou Moscou ne suscitent aucune indignation. Il  a pourtant torturé son fils à mort de ses propres mains, alors qu’Ivan l’a tué dans un accès de colère qu’il a amèrement regretté. Cet événement est d’ailleurs remis en cause par le fait qu’on n’a pas trouvé trace du coup fatal sur le crâne du tsarévitch. Il est vrai que d’autre part, on dit que ce crâne est en trop mauvais état pour qu’on puisse reconstituer son visage. Moi, j’ai tendance à croire qu’il l’a tué, cela me paraît dans la logique tragique du personnage, et je trouve gros que toute la Russie ait adhéré à cette thèse si elle n’était pas exacte mais disons qu’avant de proclamer qu’il l’a « tué à coups de bâton », ce qui diffère d’un coup porté dans le feu de la colère, il faudrait peut-être se renseigner un peu.
Notre qualificatif de « Terrible » accolé à Ivan, est une mauvaise traduction, la bonne étant redoutable qui n’a pas la même signification. Ivan, pour les Russes, était redoutable comme Dieu Sabbaoth ou Jupiter tonnant. Il est à remarquer que dans le folklore russe et les épopées russes (bylines), il a laissé un bon souvenir, on l’aimait, dans le peuple, et c’est dans les quartiers populaires de Moscou qu’il s’était fait construire un pied à terre à l’extérieur du Kremlin. Car ce tsar sadique (et il avait effectivement des côtés sadiques) avait institué un impôt dégressif, c’est-à-dire qu’il faisait payer les riches plus que les pauvres. Il faisait rechercher, et il rachetait les Russes emmenés en esclavage par les Tatars. Il avait commencé à installer à Moscou une pharmacie d’état, avec l’aide des Anglais, dont il favorisait la présence.
Plus troublant, une revue historique « sérieuse », d’après le correspondant qui l’a postée, fait la même chose, avec plus de retenue, mais de grosses inexactitudes :
Il y est dit que le tsar dans sa jeunesse « ambitionne de hisser la Russie au niveau de l’Occident, alors en pleine Renaissance ». C’est parfaitement inexact. Le tsar voulait faire de Moscou la troisième Rome, l’héritière de Constantinople, la gardienne de l’Orthodoxie et avait même convoqué le Concile des Cent Chapitres pour bien en redéfinir les dogmes. Il ne négligeait pas les inventions techniques, et avait installé une imprimerie à Moscou, il avait des relations avec les Anglais qui avaient échoué un navire à l’embouchure de la Dvina septentrionale et commerçaient depuis avec la Russie, mais il se méfiait de l’Occident comme de la peste. Il se méfiait même des Grecs suspects à ses yeux d’uniatisme. Et il se fichait complètement de la Renaissance.
Je vois ensuite que le « vieux tsar » avait instauré l’Oprtichnina (le partage des terres de le Russie entre lui et sa police d’une part, la noblesse d’autre part) et débuté l’horrible répression qui lui avait « valu son surnom » (dont on sait qu’il était pour les Russes un signe de vénération particulière). Mais le tsar n’était pas du tout vieux, quand tout cela a débuté, il avait la trentaine, et il venait de perdre sa femme bien aimée. La « folie meurtrière » a duré dix ans. La fin de son règne a été plus calme, c’est à la fin de son règne qu’intervient le meurtre à présent contesté de son fils, qui n’a rien à voir avec l’épisode de l’Opritchnina.
On met ensuite en parallèle la conquête de la Sibérie et celle de l’Amérique par les colons occidentaux, et on la place juste après les victoires de Kazan et d’Astrakhan. L’expansion russe a été  amorcée pratiquement à l’insu du tsar et à la fin de son règne par le cosaque Yermak, qui a franchi l’Oural et construit un fort de l’autre côté. Yermak est venu à Moscou en aviser le tsar et lui offrir des cadeaux venus de cette nouvelle terre. Ce fut une expansion progressive, pratiquement non violente, sans génocide ni conversion forcée. Les orthodoxes russes construisaient ermitages et monastères et attendaient que les gens viennent tous seuls.
Conclusion de l’article : Ivan a forgé l’état russe mais « échoué dans sa tentative de le hisser à marche forcée au niveau de l’Occident ». Une tentative qui n’a jamais été dans ses projets. Ce qui comptait pour lui c’était la solidité de ses frontières et la sauvegarde de l’orthodoxie. Il avait une conception mystique de sa position et c'était l'Eglise, en la personne du saint métropolite Macaire, qui lui avait inspiré de se faire sacrer tsar. Le projet qu’on lui attribue est celui de Pierre le Grand qui, à mon avis, est resté orthodoxe parce que c’était sa seule légitimité. Le peuple ne l’aurait plus supporté s’il avait voulu le convertir au catholicisme ou au protestantisme. Ivan le Redoutable était un grand pécheur mais un tsar orthodoxe, son lien avec son peuple était profond et organique, sa personnalité complexe et tragique, le contexte où il se trouvait difficile, tout cela n’est pas évoqué dans ces articles primaires, ce qui est dommage et à mes yeux, suspect. Ces articles n’expliquent rien de cet homme, ni de son peuple et cherchent simplement à salir l’un à travers l’autre. On pourrait pratiquer le même genre de simplification à l’égard de l’Occident, nulle histoire n’étant exempte de crimes, et nous réduire à l'Inquisition, aux croisades, à la saint Barthélémy et au génocide des Indiens. Ce qui ne nous fait pas plaisir quand cela se produit sous un jour tendancieux.