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mardi 23 mai 2017

Douleurs fantômes

Hier, Rosie a poursuivi un chat sous l’entrée de la maison, elle est passée par le trou qui donne dans la cave, et elle y est tombée. J’entendais des plaintes angoissées, mais je n’ai pas tout de suite compris d’où cela venait, ni comment la tirer de là. J’ai ouvert le regard le plus proche et l’ai appelée. Il m’a fallu faire des acrobaties pour l’attraper. Elle était mouillée et dégueulasse, et elle est partie polluer la maison entière. A cette occasion, j’ai découvert, ce qui va avec tout le reste, que la cave est pleine de flotte.
Rosie est très enquiquinante, elle embête les chats, elle est incapable de se contrôler en quoi que ce soit. Quand je lui donne à manger, elle est frénétique. Elle s’attaque à mes plantes, surtout celles que je viens d’installer. Il lui faudrait une famille, des enfants, et une présence masculine qui la mette au pli.
Aménager le terrain n’est pas simple. Je dois tenir compte de ce qui est déjà planté, à des endroits que je n’aurais pas choisis, et du sol, des accumulations d’ordures ou de gravats. Je me suis laissée convaincre d’acheter plusieurs sortes de la même espèce, quand je suis allée chez le pépiniériste avec une amie, et je n’ai pas assez de place pour cela, quatre sortes de chèvrefeuille comestible, quatre sortes d’irga, cet arbuste khirgize très joli, aux baies également comestibles, c’est beaucoup trop pour ma surface.
Au petit marché, j'ai acheté un delphinium à une petite grand-mère très mignonne. Elle vient vendre ce qu'elle a en trop dans son jardin, parce qu'elle n'aime pas jeter les plantes, je comprends cela très bien, du coup, je lui ai pris deux fois plus de choses que nécessaire. J'ai trouvé aussi une jolie rose de Noël, une renoncule, du sedum.
Je n’avais jamais eu le mal du pays en Russie, et là, cela m’arrive. Peut-être parce que maman est morte, peut-être parce que la France disparaît, peut-être parce que mon petit chien est mort, lui aussi. Ce soir, lisant mes prières en français, je revoyais le chemin de la Condamine, à Cavillargues, ou ceux que je parcourais vers Saint Pons, avec mon Petitou joyeux. Je m’arrêtais, et je lisais, dans le fil du mistral, et lui se couchait à l’ombre, avec son sourire de spitz. Se peut-il que ce soit la fin ? Je n’aurais vraiment pas voulu laisser des enfants dans cet affreux contexte. Pourvu qu’au moins la Russie résiste, qu’elle reste elle-même et même le redevienne pleinement !
J'ai fait un aller et retour à Moscou, parce que Micha avait besoin de sa voiture pour aller régler encore une de ses sinistres et sordides histoires de famille, après la mort de son père. J'en ai profité pour aller à l'église, le dimanche, puis pour la saint Nicolas. C'était l'anniversaire du père Valéri, et je me suis retrouvée avec une partie du clergé et quelques piliers du conseil paroissial dans la cellule du diacre Serge. Le diacre Serge, lorsque j'ai commencé à fréquenter la paroisse, était vraiment très beau. Il reste séduisant, mais je garde un souvenir éblouissant de lui, pour Pâques: à l'occasion des fêtes, il laissait flotter ses longs cheveux dorés et ondulés, et je le voyais passer, dans ses atours de brocart écarlate, encensant les fidèles et clamant avec vigueur: "Christ est ressuscité!" J'avais l'impression d'être entrée dans une illustration de Bilibine. Maman, ayant vu sa photo, le trouvait "très choucard" et ajoutait: "Quel dommage qu'il soit dans les ordres!
- Mais non, maman, lui disais-je, tout va bien, les prêtres russes se marient!"
Dans cette cellule, tout le monde a commencé à descendre des bouteilles de vin avec des airs complices et attendris, puis nous sommes allés manger au réfectoire, chantant à tue-tête au père Valéri: "Longue vie, longue vie!" et avec le dessert, nous sommes retournés finir ce que nous avions laissé, sous l'autorité du père Valentin, un peu inquiet pour le père Valéri, qui devait aller concélébrer avec lui à l'église du Christ Sauveur, à l'occasion de la réception des reliques de saint Nicolas.
Il y avait parmi nous l'arrière-petit-fils du père Pavel Florenski, enfermé aux Solovki par le pouvoir soviétique, puis fusillé, un esprit encyclopédique, le Léonard de Vinci russe, et un saint de l'Eglise Orthodoxe. Et puis un gentil cardiologue à la retraite qui donne des consultations gratuites à la paroisse. Et aussi le Baron, Vassili Guéorguiévitch, un intellectuel adorable et remarquable, pour lequel j'ai beaucoup d'affection. Toute cette compagnie était extrêmement chaleureuse et touchante.
Je me suis confessée au père Valentin: acédie, le petit chien, le mal du pays... "La patrie reste toujours la patrie... " a-t-il commenté. Oui, oui, en effet... J'ai parfois l'impression d'avoir fait une espèce de choix monastique, enfin monastique, c'est beaucoup dire, dans mon cas, mais d'avoir au moins dépouillé, mal dépouillé, d'ailleurs, mon cher et pesant passé, qui me fait mal, comme la jambe absente d'un amputé.
Lorsque Micha m'a rendu la voiture, nous avons discuté, sur le chemin de sa maison, où je l'ai laissé avant de repartir. Nous sommes tous les deux terriblement distraits et inadaptés au monde qui nous entoure, parce que c'est un Russe de l'ancien temps, et moi une Française du moyen âge. Il n'a plus de famille, ses derniers parents lui sont hostiles, et ce qu'il reste des miens sont loin. Nous écoutions de la musique liturgique russe ancienne, proche du chant byzantin, et nous trouvions l'interprétation magnifique, cependant, quelque chose me gênait, faisait que certains cantiques me semblaient ennuyeux. Et voilà Micha qui me dit: "Ils chantent très bien, seulement ils chantent en suivant les notes, et cela découpe le truc en segments, cela ne coule plus, et ne nous donne pas accès à cette plongée dans la nuit des temps que cela devrait nous faciliter, c'est le problème avec les formations académiques."
Oui, c'est exactement cela, et que nous le ressentions est la marque de notre appartenance à un autre temps. J'ai entendu aussi des chants du XVI¨° siècle ou des chants vieux-croyants dont l'interprétation me semblait ennuyeuse, cela venait de là, les notes, cette invention simplificatrice bien dans le style de l'Occident. Alors que les mêmes chants interprétés par Skountsev sont vivants et souples, et je pensais à ce que disait Andréa Atlanti du chant byzantin, qui devait donner l'impression d'un tapis volant, mais elle-même restait marquée par sa formation, alors que son collaborateur Ibrahim, chrétien palestinien élevé là dedans, chantait sans aucune rupture et emmenait l'auditeur au ciel parmi les séraphins.

Le père Valentin avec le père Valéri, le père Dmitri et le diacre Serge, il y a déjà quelques années...



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