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samedi 11 mars 2017

"La beauté est en train de quitter notre monde"




Andreï Kotov interprète "le pauvre pécheur" à 
la vielle à roue


On disait parmi mes amis cosaques que la vielle à roue serait venue en Russie avec les cosaques que Louis XIII avait recrutés pour guerroyer en Espagne. En tous cas, on n'en trouve pas trace en Russie avant le XVII° siècle. Les cosaques l'ont adaptée à leur manière et elle est connue sous le nom de "donskoï ryleï". Ils l'utilisaient plutôt pour des chants héroïques ou épiques. La vielle ordinaire, très simple par rapport à la vielle européenne, était utilisée, comme chez nous au haut moyen âge, pour accompagner des chants religieux populaires dits "vers spirituels", une spécialité russe dont je ne trouve presque pas d'équivalent français pour l'instant (si quelqu'un en connaît, je suis preneur). Il semble que cela existe en Grèce et en Serbie, et il y a des chances pour que les Bulgares et les Roumains connaissent aussi. En France, les chansons populaires à thème religieux me semblent plus anecdotiques, dramatiques et moralisantes. Il y a dans les vers spirituels russes quelque chose de profondément métaphysique et méditatif. Ils existaient naturellement avant l'arrivée de la vielle, mais avec la vielle sont apparus les vielleux aveugles qui chantaient ce répertoire au seuil des églises et parcouraient les campagnes en mendiant. Ces chants résonnaient partout, parlant aux gens d'un autre monde, des anges qui attendaient leurs âmes à l'issue de leur existence terrestre, et les incitant au recueillement et à la miséricorde. Ils se transmettaient oralement depuis des siècles.
C'est actuellement ce qui m'intéresse le plus, dans le folklore russe, et j'avais même commencé à faire des adaptations de ces chants, car ils supportent très bien la traduction, et il semble qu'ils sont issus de notre propre moyen âge. Il me semblait intéressant d'en faire profiter les orthodoxes français.
J'ai rencontré, en prenant congé de Skountsev, le folkloriste Starostine qui venait s'entretenir avec lui. Comme Skountsev lui parlait de mon engouement pour ce répertoire, il m'a dit: "Vous savez que dans les années 30, le pouvoir stalinien avait convoqué un congrès des vielleux de Russie, pour pouvoir les arrêter et les fusiller tous? L'essentiel de leur chants a
 disparu avec eux, et il nous en reste peu en comparaison de ce qui existait."
Il y a quelques jours, dans un fil de discussion sur facebook, un stalinien m'avait informée que j'étais "victime de la propagande occidentale", et que l'URSS était "l'apothéose de l'histoire russe." Les paysans massacrés, spoliés, affamés, n'étaient que des koulaks, c'était bien fait pour leur gueule, d'ailleurs, comme me l'avait expliqué un étudiant communiste français qui m'espionnait lors de mon premier séjour surveillé à Moscou en 73, "on était bien obligé de les éliminer, les paysans ne comprennent rien aux révolutions". Apothéose de l'histoire russe... C'est-à-dire que cette période où l'on a amené ce peuple à renier tout ce qui faisait son génie sous peine de mort ou de déportation est considéré par certains mutants post-soviétique comme l'apogée de leur histoire. Une période où l'on a détruit, en plus des vies et des destins sacrifiés, des quantités extraordinaires d'objets culturels, d'églises, de palais, d'icônes, en saccageant l'environnement de ce qu'on laissait subsister pour les touristes. Cela peut être lu dans un livre officiellement publié à l'époque soviétique "les planches obscures" de Vladimir Solooukhine. Ce n'est pas de la propagande occidentale, cela ne sort pas du rapport Khroutchev, que l'on m'agite aussi sous le nez et que je n'ai jamais lu, en revanche, j'ai entendu maintes fois le genre d'informations que m'a donné Starostine à propos des vielleux. Ce qui s'est fait encore de beau sous l'URSS était de l'ordre de la survivance ou de la clandestinité, totale ou partielle. La culture populaire a bénéficié de l'étanchéité des frontières, qui l'a soustraite à l'influence consumériste américaine, mais elle était méprisée et reléguée au fond des campagnes, le folklore officiel exhibé étant une recréation complète bien toilettée pour cette culture de musées qui tue la culture vivante dans tous les pays où elle sévit. Lors de mon premier séjour en Russie, j'ai passé une semaine à pleurer sans arrêt: je ne voyais que laideur et profanation, là où les voyageurs occidentaux avaient décrit une ville féerique, et passait mon temps à écarter mentalement les objets hideux qui semblaient monter la garde autour de tout ce qui subsistait encore de poétique, généralement dans un état délabré. Que quelque chose ait survécu malgré tout me paraît un miracle, que j'attribue à l'Orthodoxie et à ses saints martyrs, l'Orthodoxie étant pour beaucoup de Russes le seul élément traditionnel qui les raccroche à leur véritable identité et aux sources vives qui irriguaient leurs ancêtres. 
Naturellement, ce phénomène ne se limite pas à la Russie. Il a fallu pour tenter d'assassiner ce pays vivace déchaîner, avec une rare et méticuleuse méchanceté, une épuration implacable et prolongée, pour un résultat finalement moins réussi, si l'on peut dire, qu'en France, où la catastrophe est d'une part plus ancienne, et le travail satanique plus insidieux. Chez nous, le décor reste là, les châteaux, les églises, les jolis villages, mais la mentalité qui a présidé à leur jaillissement a été complètement extirpée par la République et le consumérisme, sans l'appui pour la population, d'une Eglise ferme et traditionnelle, puisque le catholicisme a démissionné devant le modernisme.
Je comprends, dans cette perspective, l'opinion du père Séraphin de Valaam, starets français qui a choisi de s’installer là bas, opinion selon laquelle la société russe est très malade. Oui, elle est malade, moins que la nôtre, mais elle est malade, toutes les sociétés actuelles sont profondément malades du même virus qui s'appelle progressisme matérialiste mondialiste quelle que soit la forme qu'il prend pour tromper nos anticorps et les détruire les uns après les autres, ces anticorps qui nous unissent, au lieu de nous séparer, et nous relient à nos ancêtres depuis la nuit des temps, qui nous évitent de prendre des vessies pour des lanternes et nous élèvent l'âme et l'esprit.
J'espère, après ma mort, que Dieu m'ouvrira les portes de la maison sainte Russie, que les adorateurs de Staline et autres bourreaux aillent les rejoindre dans le paradis bétonné de l'URSS, si c'est leur choix. Ils ne sauront même pas qu'ils se trouvent en enfer, tant il leur est devenu consubstantiel.
Comme je parlais de tout ceci à mon père spirituel, il s'est exprimé de façon claire: "Staline était un monstre dont le seul mérite fut d'avoir éliminé toute la clique de Lénine et Trotski." Puis il a ajouté: "J'ai connu une vielle dame qui avait quinze ans au moment de la révolution et m'a dit: quand tout cela est arrivé, j'ai tout de suite compris que la beauté était en train de quitter le monde".
  Impression qui fut la mienne dès l'enfance. Mais le monde dans lequel je suis née était déjà bien abîmé.



Vladimir Skountsev sur une vielle cosaque, avec son fils Fédia
Chanson héroïque des cosaques du Don
"Ce n'est pas le faucon qui s'envole avec l'aigle"

Le pauvre pécheur

Allait et venait ce pauvre pécheur 
De par le vaste monde

Vinrent à lui, pauvre pécheur,
De braves gens qui lui dirent:

 Qu'as-tu besoin, pauvre pécheur,
De tout cet or et de tout cet argent?

De tout cet or et de tout cet argent,
De tous ces beaux vêtements?

Tu n'as besoin ni des uns ni des autres
Tu as besoin de quelques pieds de terre

De quelques pieds de terre, pauvre pécheur,
De quatre planches et d'une poignée de clous.


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